Elle plia la
feuille de papier, la déplia, la replia encore, oubliant que ses doigts arthritiques lui faisaient si mal.
– Je sais que nous devons aller à l’ouest, dit-elle. Le Seigneur Dieu me l’a dit en rêve. Je ne voulais pas l’écouter. Je suis une vieille femme, et tout ce que je veux, c’est mourir sur ce petit bout de terre. La terre de ma famille depuis cent douze ans. Mais il est dit que ce n’est pas là que je mourrai, pas plus que Moïse n’est allé en Canaan avec les enfants d’Israël.
Elle s’arrêta. Les deux hommes la regardaient dans la lumière de la lampe à pétrole. Dehors, la pluie continuait à tomber, fine, tenace. Le tonnerre ne grondait plus. Seigneur, pensa-t-elle, ce dentier me fait un mal de chien. Je voudrais bien l’enlever et aller me coucher.
– J’ai commencé à faire ces rêves il y a deux ans. J’ai toujours rêvé, et parfois mes rêves se réalisent. La prophétie est un don de Dieu et tout le monde est un peu prophète. Dans mes rêves je m’en allais vers l’ouest. D’abord avec quelques personnes, puis avec d’autres, et d’autres encore. À l’ouest, toujours à l’ouest, et je voyais un jour les montagnes Rocheuses. Nous formions une véritable caravane deux cents personnes, plus peut-être. Et il y avait des signes… non, pas des signes de Dieu, des panneaux indicateurs : BOULDER, COLORADO, 965 KILOMETRES ou encore : DIRECTION
BOULDER.
Elle s’arrêta.
– Ces rêves me faisaient peur, tellement peur que je n’en ai jamais parlé à personne. Je me sentais comme Job devait se sentir quand Dieu lui parla dans la tempête. J’ai même voulu croire qu’il ne s’agissait que de rêves, pauvre vieille femme qui fuit son Dieu comme Jonas. Mais le gros poisson nous a avalés quand même, vous voyez !
Et si Dieu dit à Abby, tu dois leur dire alors je dois leur dire. J’ai toujours cru que quelqu’un allait venir à moi, quelqu’un de spécial. Et qu’alors je saurais que le moment était arrivé.
Elle regarda Nick, assis derrière la table et Nick la regardait lui aussi, à travers la fumée de la cigarette de Ralph Brentner.
– J’ai su que c’était toi quand je t’ai vu, Nick. Dieu a touché ton cœur de Son doigt. Mais Il a plusieurs doigts, et d’autres encore s’en viennent, loué soit Dieu, car Il a posé Son doigt sur eux aussi. Je rêve de lui, lui qui nous cherche en ce moment et, Dieu me pardonne, je le maudis dans mon cœur.
La vieille femme pleurait. Elle se leva pour boire un verre d’eau et se rafraîchir le visage. Ses larmes étaient ce qu’il y avait d’humain en elle, de faible, d’hésitant.
Quand elle se retourna, Nick était en train d’écrire. Quand il eut terminé, il arracha la page de son bloc et la tendit à Ralph.
– Je ne sais pas s’il faut y voir l’œuvre de Dieu, mais je sais que quelque chose se prépare. Tous ceux que nous avons rencontrés faisaient route au nord. Comme si vous aviez la réponse. Avez-vous rêvé aux autres ? À Dick ? À June ou à Olivia ?
Peut-être à la petite fille ?
– Non, à aucun de ceux-là. À
un homme qui ne parle pas beaucoup. À une femme qui attend un enfant. À un homme à peu près de ton âge qui vient à moi avec sa guitare. Et à toi, Nick.
– Et vous croyez que c’est une bonne idée d’aller à Boulder ?
– C’est ce que nous devons faire, répondit mère Abigaël.
Nick resta un moment songeur devant son bloc-notes, puis il se remit à écrire.
– Qu’est-ce que vous savez de l’homme noir ? Savez-vous qui il est ?
– Je sais ce qu’il faut faire, mais je ne sais pas qui il est. C’est le diable en personne. Les autres méchants ne sont que des diablotins. Des petits voleurs, des petits violeurs, des petits voyous. Mais il va les appeler. Il a déjà commencé. Et il les rassemble beaucoup plus vite que nous nous rassemblons. Quand il sera prêt, je crois qu’ils seront beaucoup plus nombreux que nous. Pas simplement les méchants, comme lui, mais les faibles… les solitaires… ceux qui ont chassé Dieu de leurs cœurs.
– Ils n’existent peut-être pas, écrivit Nick. Peut-être…
Il s’arrêta, réfléchit en suçant le bout de son stylo. Puis il se remit à écrire : – … peut-être qu’il nous fait peur simplement, qu’il nous force à nous débarrasser de ce que nous avons de mauvais. Peut-être que nous rêvons à des choses que nous avons peur de faire.
Ralph fronçait les sourcils en lisant mais Abby comprit aussitôt ce que Nick voulait dire. Et ce qu’il disait n’était pas tellement différent de la parole des prédicateurs qui sillonnaient le pays depuis vingt ans. Satan n’existait pas vraiment, voilà ce qu’ils disaient. Le mal existait, et il venait sans doute du péché originel, mais il était enraciné en chacun d’entre nous, et l’exprimer était aussi impossible que de faire sortir l’œuf de sa coquille sans la casser. Selon ces nouveaux prédicateurs, Satan était comme un puzzle – et chaque homme, chaque femme chaque enfant sur terre ajoutait sa petite pièce qui constituait l’ensemble. Oui toutes ces idées modernes paraissaient bien jolies ; le problème, c’est qu’elles n’étaient pas vraies. Et si Nick continuait à penser ainsi, l’homme noir n’en ferait qu’une bouchée.
– Tu as rêvé de moi. Est-ce que j’existe ? demanda-t-elle.
Nick hocha la tête.
– Et j’ai rêvé de toi. Est-ce que tu existes ? Loué soit Dieu, tu es assis juste devant moi, avec ton bloc-notes sur les genoux. Eh bien, cet autre homme, Nick, il est aussi réel que toi.
Oui, il existait bel et bien. Elle pensait aux belettes, à l’œil rouge ouvert tout grand dans le noir. Et lorsqu’elle se remit à parler, sa voix était rauque.
– Il n’est pas Satan, dit-elle, mais lui et Satan se connaissent et ils tiennent conseil ensemble depuis longtemps. La Bible ne dit pas ce qui est arrivé à Noé et à sa famille après le déluge. Mais je ne serais pas surprise qu’il y ait eu une terrible bataille pour les âmes de ces quelques personnes – pour leurs âmes, leurs corps, leurs pensées. Et je ne serais pas surprise si c’est exactement ce qui nous attend. L’homme noir est à l’ouest des Rocheuses pour le moment. Tôt ou tard, il passera à l’est.
Peut-être pas cette année, non, mais quand il sera prêt. Et notre mission est de lui faire face.
Nick secouait la tête, troublé.
– Oui, dit-elle d’une voix douce. Tu verras. Des jours terribles nous attendent, des jours de mort et de terreur, de trahison et de larmes. Et nous ne serons pas tous là pour en voir la fin.
– Je n’aime pas trop toutes ces histoires, grommela Ralph. Est-ce que la vie n’est déjà pas suffisamment compliquée sans ce type dont vous parlez, Nick et vous ? Est-ce que nous n’avons pas assez de problèmes, sans médecins, sans électricité, sans rien du tout ?
Pourquoi cette histoire par-dessus le marché ?
– Je ne sais pas. Les voies de Dieu sont impénétrables. Il ne les explique pas aux petites gens, comme Abby Freemantle.
– Si c’est ce qu’Il veut, dit Ralph, alors j’aimerais bien qu’Il prenne sa retraite et qu’un jeune vienne prendre sa succession.
– Si l’homme noir est à l’ouest, écrivit Nick, peut-être faudrait-il fuir vers l’est.
Abby secoua la tête.
– Nick, répondit-elle
patiemment, toute chose obéit au Seigneur. Ne crois-tu pas que l’homme noir Lui obéit aussi ? Il Lui obéit, même si nous ne comprenons pas Ses desseins. L’homme noir te suivra, où que tu ailles, car il obéit aux desseins de Dieu, et Dieu veut que tu le rencontres. Il ne sert à rien de fuir la volonté du Dieu Tout-Puissant.
L’homme ou la femme qui essaie de fuir la volonté de Dieu finira dans le ventre de la bête.
Nick griffonna quelques mots. Ralph lut le message, se gratta le nez, se dit qu’il aurait préféré ne pas savoir lire. Les vieilles dames n’aimaient pas du tout ces trucs-là, ce que Nick venait d’écrire. Mère Abigaël allait sûrement crier au blasphème, réveiller tout le monde.
– Qu’est-ce qu’il dit ?
demanda Abigaël.
– Il dit…
Ralph s’arrêta pour s’éclaircir la gorge. La grande plume de son chapeau frétillait.
– Il dit, reprit-il, il dit qu’il ne croit pas en Dieu.
Le message transmis, il regarda ses chaussures d’un air malheureux, attendant l’explosion.
Mais la vieille femme se contenta de toussoter. Puis elle se leva, s’approcha de Nick, lui prit la main, la caressa.
– Béni sois-tu, Nick. Ça n’a pas d’importance. Il croit en toi.
Ils passèrent
toute la journée du lendemain chez Abby Freemantle. Et ce fut pour eux le jour le plus beau depuis que la super-grippe s’en était allée, comme les eaux s’en étaient allées du mont Ararat. La pluie avait cessé de tomber à l’aube et, à neuf heures, le ciel était ensoleillé, parsemé çà et là de nuages. Le maïs luisait à perte de vue, comme un tapis d’émeraudes. L’air était frais, plus frais qu’il ne l’avait été depuis des semaines.
Tom Cullen passa la matinée à courir dans les rangs de maïs, les bras en croix, chassant devant lui des nuées de corneilles. Gina McCone, assise par terre à côté de la balançoire, jouait avec des poupées de carton qu’Abigaël avait retrouvées au fond d’une malle, dans le placard de sa chambre. Un peu plus tôt, Tom et la petite fille s’étaient bien amusés avec le garage Fisher-Price que Tom avait déniché dans le Prisunic de May, dans l’Oklahoma. Et Tom s’était fait un plaisir de se plier aux moindres caprices de Gina.
Dick Ellis, le vétérinaire, s’était approché de mère Abigaël et lui avait demandé sur le ton de la confidence si des voisins avaient eu des cochons, autrefois.
– Bien sûr, les Stoner ont toujours eu des cochons.
Elle était assise sur la véranda dans son fauteuil à bascule. Elle accordait sa guitare en regardant Gina jouer dans la cour, sa jambe dans le plâtre allongée toute raide devant elle.
– Vous croyez qu’il en reste ?
– Il faudrait aller voir. Peut-être.
Mais peut-être aussi qu’ils ont défoncé les portes et qu’ils sont en train de courir dans la nature, dit-elle avec des yeux pétillants de malice. Peut-être aussi que je connais quelqu’un qui a rêvé d’une bonne côtelette de porc la nuit dernière.
– Si vous le dites…
– Vous avez déjà tué un cochon ?
– Non, madame, répondit-il avec un large sourire. J’en ai purgé plus d’un, mais jamais tué. Comme on dit, j’ai toujours été non violent.
– Est-ce que vous croyez que vous et Ralph accepteriez de travailler sous les ordres d’une femme ?
– Peut-être bien.
Vingt minutes plus tard, ils partaient tous les trois, Abigaël coincée entre les deux hommes dans la cabine du pick-up Chevrolet sa canne royalement plantée entre les genoux. Arrivés chez les Stoner ils trouvèrent deux petits cochons pétant de santé dans la porcherie.
Ils avaient si bonne mine qu’ils avaient sans doute mangé leurs petits camarades quand la nourriture avait commencé à manquer.
Ralph installa la chèvre de Red Stoner dans la grange et, sous la direction d’Abigaël, Dick réussit finalement à passer une corde autour de la patte arrière de l’un des petits cochons qui se mit à couiner et à se débattre comme un démon. Les deux hommes l’amenèrent dans la grange où ils le soulevèrent avec la chèvre, tête en bas.
Ralph alla chercher dans la maison un couteau de boucher qui faisait bien un mètre – mon Dieu, ce n’est pas un couteau, c’est un sabre, pensa Abby.
– Vous savez, je ne sais pas si je vais pouvoir, dit-Il.
– Alors, donnez-moi ça, répondit Abigaël en tendant la main.
Ralph lança un regard perplexe à Dick qui haussa les épaules, si bien qu’il tendit son couteau à la vieille femme.
– Seigneur, dit Abigaël, nous Te remercions du don que Tu vas bientôt nous faire, dans Ta munificence. Béni soit ce cochon qui va nous nourrir tous. Amen. Écartez-vous les gars, ça va gicler.
Elle trancha la gorge du porc d’un seul coup de couteau – il est de ces choses qu’on n’oublie jamais même avec l’âge – puis recula aussi vite que ses jambes le lui permettaient.
– Le feu est allumé sous la marmite ? demanda-t-elle à Dick. Un beau grand feu, dans la cour ?
– Oui madame, répondit
respectueusement Dick incapable de détourner les yeux du cochon.
– Et les brosses ? demanda-t-elle à Ralph.
Ralph lui montra deux grosses brosses de chiendent.
– Parfait. Alors emportez-le là-bas et flanquez-le dans l’eau. Quand il aura bouilli un petit coup, les soies s’en iront toutes seules avec les brosses. Après, il suffira de peler M. Cochon comme une banane.
Perspective qui apparemment ne les emballait pas.
– Du cœur, reprit la vieille femme. On ne peut quand même pas le manger tout habillé. Il faut lui enlever sa pelure.